De l’intime du sujet à celui de l’équipe de travail
Le travail silencieux de l’intime
Je vais tenter de montrer que l’intime
est le fruit transitionnel d’un travail psychique, un processus, un échange
dedans-dehors permanent et montrer en
quoi, aujourd’hui, ce travail serait en souffrance.
Je m’appuierai sur un auteur
allemand, Hartmut Rosa, philosophe et
sociologue, qui a écrit un ouvrage remarqué en 2010 intitulé Accélération.
Selon Rosa, notre modernité porterait comme valeur première l’accroissement et
l’accélération de toute chose. Dans le discours social, le sujet contemporain
serait sommé d’augmenter son efficacité et sa rentabilité, d’augmenter le
nombre de ses expériences vécues, de développer ses réseaux sociaux et le
nombre de ses amis, d’augmenter ses revenus et ses opportunités de carrière, d’accroître
sa mémoire, ses compétences, son intelligence, d’augmenter sa confiance en soi
et son potentiel créatif, de développer une préoccupation permanente dans le
rapport au corps et à la santé, d’améliorer son mode de communication et son
empathie envers les autres, etc., etc. Par ailleurs, alors que nos parents et
grands-parents conservaient le même métier, la même maison, habitaient la même
région, sur plusieurs générations, un grand nombre d’entre nous sera
probablement amené à changer plusieurs fois de métiers ou de maison, de lieu de
vie, d’amis, de collègues et même de famille. Sans parler du changement de voiture,
d’ordinateur, et de tout ce que nous avons besoin de renouveler régulièrement,
beaucoup plus rapidement qu’avant. Il s’agirait d’un phénomène systémique
auquel personne ne peut échapper. Il serait propre à nos sociétés modernes démocratiques
et capitalistes qui ne tiennent en équilibre que dans l’accroissement et le
changement permanent.
Ce qui nous intéresse
particulièrement c’est l’effet psychosocial de ce système. Rosa fait
l’hypothèse que l’effet le plus préjudiciable serait un phénomène de
désappropriation subjective de notre rapport au monde. L’accélération nous
contraignant à passer rapidement d’une chose à une autre et dans tous les
domaines de la vie, il nous serait de plus en plus difficile de nous approprier
quoi que ce soit, c’est-à-dire d’établir des liens stables et profonds, donc
intimes, y compris avec nos proches. Chacun étant pris dans ses activités
multiples, dans sa temporalité propre en accélération constante. Il considère
tout cela comme une forme d’aliénation moderne.
Un sociologue français, Alain Ehrenberg, dans son livre La société
du malaise propose l’idée d’un changement dans la névrose elle-même. Il
pense que la question et l’angoisse de l’individu d’aujourd’hui ne seraient
plus comme à l’époque de Freud : « Que m’est-il permis de penser, de dire et de faire », mais
plutôt « Vais-je réussir à, serais-je
capable de, suis-je à la hauteur de … ». Nous serions passés d’une
position névrotique classique qui opposait une pulsion à une morale répressive
via le Surmoi, à une position névrotique potentiellement dépressive où le sujet
doit se mesurer sans cesse à des idéaux tyranniques et à l’angoisse constante
de perdre sa valeur narcissique et sa position sociale. La peur de perdre et de
se perdre serait la peur fondamentale de l’individu postmoderne. Derrière cette
peur, il y aurait l’autonomie comme injonction et donc comme paradoxe. Devenez
vous-mêmes, réalisez-vous ! Nous sommes passés, écrit encore Ehrenberg, de
l’empêchement à devenir soi à l’obligation de le devenir. Pourtant qui ne serait pas d’accord avec cette
injonction de devenir soi-même en toute autonomie ? N’est-ce pas une quête
moderne bien établie ?
Le problème c’est la place de l’autre
dans tout ça. A vouloir et devoir contrôler nos vies afin de se maintenir dans
le flux constant du changement, il est bien possible que ce soit le rapport à
l’autre qui soit en train de passer à la trappe.
H. Rosa, je reviens à lui, vient de
sortir en septembre son dernier livre qui s’intitule Résonance.
Il propose l’idée que cette peur de
perdre puisse être élargie à une peur existentielle de perdre la possibilité
d’être touché et affecté par notre vie. La peur, au final, de ne jamais se
rencontrer soi-même. Nous arrivons là au cœur de notre sujet sur l’intime. L’auteur
fait l’hypothèse qu’au fond de toute personne il y aurait un désir originaire,
comme une prédisposition, d’entrer en résonance avec tout ce qui l’entoure, c’est-à-dire d’établir une
relation intime avec le monde. Une
manière de se sentir chez soi dans l’Autre. L’Autre ici écrit avec un A
majuscule ce qui veut dire tout simplement le monde dans son ensemble, y
compris les autres. Il considère que notre époque accélérée mettrait en péril
la possibilité de réalisation de ce désir fondamental et que la quête effrénée
d’accroissement serait, en fait, une réponse paradoxale (puisqu’elle produit le
contraire) et quasi inévitable (puisqu’elle est systémique) pour tenter de
rester en relation avec le monde grâce à tous les moyens mis à notre
disposition. Si nous consommons ainsi de manière compulsive, ce ne serait pas
seulement parce que nous chercherions à combler un vide ou à masquer une
angoisse, ou parce que nous serions sous l’emprise des sirènes du Divin Marché
(Dany-Robert Dufour) mais aussi dans
le but inavoué et peut-être inconscient de trouver cette résonance dont nous
aurions tous besoin. Mais la résonance étant un mode relationnel et non un état
émotionnel engendré par un achat, la quête ne trouve évidemment jamais son
objet miracle. Elle ne peut donc que s’accroître compulsivement : le prochain
voyage sera toujours plus exotique, la chaine stéréo sera encore plus
performante, le film violent ou pornographique encore plus brutal.
Quelques mots pour définir plus
précisément de quoi parle Hartmut Rosa. Il écrit : « La résonance désigne un rapport de réponse
réciproque dans lequel les sujets ne se laissent pas seulement toucher mais
sont eux-mêmes capable de toucher, c’est-à-dire d’atteindre le monde par leur
action. Un axe de résonance n’existe donc qu’à partir du moment où le monde
fait sonner le sujet et où celui-ci est capable réciproquement de faire sonner
le monde, c’est-à-dire de le faire réagir et répondre favorablement. Les sujets
cherchent dans une égale mesure à produire des résonances et à en faire
l’expérience. » Ce qui me semble particulièrement intéressant dans
cette définition c’est la dimension relationnelle de réponse réciproque, de
dialogue. Réponses affectées coproduites au sein de la relation elle-même et
qui n’auraient donc pas existé sans elle. En outre, ces affects partagés ne
sont pas nécessairement positifs. Il est possible que la tristesse par exemple
fasse l’objet d’un partage et donc d’une résonance intersubjective.
Selon Rosa, la résonance n’est pas un
écho, ni un état émotionnel, c’est un mode relationnel. Je le cite :
« L’écho ne possède pas de voix
propre, il survient pour ainsi dire mécaniquement et sans variation ; dans
l’écho ne retentit que ce qui nous est propre et non ce qui répond. »
Il insiste tout le long du texte sur le côté fondamental du répondant et nous verrons
plus loin en quoi cela est particulièrement pertinent, aussi bien dans la
constitution de l’intime du sujet que dans la constitution de l’identité
professionnelle.
Tout cela n’est pas vraiment une
découverte pour nous psychologues qui travaillons dans l’intersubjectivité et
qui connaissons les vertus d’une relation de confiance et du partage d’affects.
Il évoque d’ailleurs succinctement la relation psychanalytique et sa recherche
de résonance mutuelle. Ce qui est nouveau ici, c’est de poser que la quête de
résonance serait un fait anthropologique et donc le carburant de notre
existence.
Il ajoute une autre idée qui me
semble fondamentale et apparemment contradictoire : l’idée de l’indisponibilité de l’Autre.
Je le cite encore : « L’extension de notre périmètre
d’accessibilité est devenue une forme dominante de la quête de résonance. Mais
alors ce qui passe à l’as, c’est la rencontre avec l’Autre indisponible, c’est-à-dire
la relation responsive avec lui qui implique une contradiction et rend possible
une assimilation transformative présupposant l’expérience active d’une
efficacité personnelle. » En terme psy, on pourrait dire que
l’indisponibilité dont parle ici Rosa correspond à ce que nous appelons
l’altérité irréductible de l’autre, ce qui nous renverrait à la castration
symbolique, c’est-à-dire tout ce qui nous limite et qui à la fois permet de se
constituer un désir propre hors les sirènes de la jouissance immédiate. Par
indisponible il faut entendre ici, une position éthique où l’autre ne peut
être, ne devrait jamais être investi comme étant à ma disposition, ce qui veut
dire que je dois toujours mener un travail subjectif intime pour me
l’approprier, pour m’approprier le fruit de notre relation, qui, elle seule,
pourra être disponible à l’intérieur de moi. Je ne peux, à partir de ce
postulat, que le rencontrer et non le « consommer ».
En appui sur les propos de Rosa, et
de manière a priori contre-intuitive, je dirais que l’intime est un mode relationnel
avec soi-même qui passe originairement et continuellement par l’indisponibilité
de l’Autre. Cette indisponibilité, cette réponse irréductible, qui n’est ni un
écho, ni une confirmation, serait le matériau à partir duquel je vais devenir
sujet et développer le plus intime de moi. Je pense qu’il est possible
d’affirmer que l’intime comme l’identité n’ont de sens et d’existence que dans
leur lien avec l’altérité. Il n’est sans doute pas possible de devenir soi-même
sans aucune résistance, sans un travail sur soi permanent. Le problème de notre
temps sur un plan subjectif pourrait se formuler ainsi : notre époque met tout en œuvre pour nous
présenter l’autre, le monde, comme disponible, c’est-à-dire déjà prêt à l’emploi, prêt à porter, prêt à
voyager, prêt à penser, prêt à rencontrer. Je pense que cette manière de nous
présenter le monde est sans doute ce qui fait le plus de mal à notre vie
intime. Car ce qui est neutralisé alors, c’est le travail subjectif d’appropriation
du réel et ce travail serait, ni plus ni moins, la condition d’existence d’une
vie intime.
Alain Cugno, philosophe, dans un texte intitulé
L’intime
écrit : « Ma pensée se présente à moi sous forme de mots venus de
l’extérieur ». Cela ne signifie pas que ma pensée est dans les
mots. Ce n’est pas ma pensée qui vient vers moi, ce sont les mots qui viennent
vers ma pensée. Cela signifie quelque chose de très clair : de même que je
ne rencontre l’intime que sous la forme du plus extérieur (les arbres, les
rivières, les autres), de même je ne rencontre la pensée de l’intime que sous la forme du
plus extérieur (les mots). Le sentiment d’être soi,
le sentiment même de l’intimité, ne se donne pas comme tel, mais tout
autrement. L’intime est le lieu
absolument original où l’intérieur se donne comme extérieur et l’extérieur
comme contenu de l’intérieur.
La saveur de mon
existence la plus propre et la plus intime a exactement le goût d’un monde qui
n’est pas le mien, la saveur du monde d’un autre.
Un peu plus loin, il
continue :
« J’ai été compris de mon auditeur s’il parle
et parvient à dire ce qu’il n’aurait jamais pu dire sans ma propre parole. Et
il aura vraiment parlé si, l’entendant, je puis à nouveau m’entendre dire ma
propre pensée encore autrement. »
Voyez comme nous avons
là une belle résonance entre ces deux auteurs.
Au vu de ces propos on
pourrait se demander si l’intime, au sens de ce qui est le plus intérieur,
n’est pas une illusion. Une belle illusion, indispensable et aux effets bien réels.
La notion d’illusion me permet
de passer maintenant à la fabrique de l’intime. Comment cette illusion
fondamentale peut-elle advenir chez un sujet ? Quelles sont les conditions
intersubjectives des premiers moments de la vie à l’origine de l’intime d’un sujet ?
Freud écrit en
1938 : « Psyché est étendue,
n’en sait rien ». J’entends cette formule, décrite souvent comme
énigmatique, comme allant dans le sens du mythe de l’intime et surtout dans le sens
d’une psyché qui ne se saisit et ne se construit que dans un rapport initial et
probablement permanent avec
l’extériorité.
Nous connaissons cette
fameuse phrase de Winnicott : « Que voit l’enfant quand il regarde le
visage de sa mère ? Généralement, ce qu’il voit, c’est lui-même. En d’autres termes, la
mère regarde le bébé, et ce que son visage exprime est en relation directe avec
ce qu’elle voit. Elle est son premier miroir. » Cette observation de
Winnicott qui définit le visage de la mère comme le premier miroir de l’enfant
est déterminante dans l’idée que la psychanalyse se fera de la relation précoce
mère-enfant. La plupart des psys depuis lors parleront de la fonction miroir de
la mère comme d’un moment essentiel dans la construction psychique de
l’identité et du moi de l’enfant.
Toutefois, il me semble que l’expression « fonction
miroir » est trompeuse. Evidemment, elle est à prendre au sens
métaphorique, mais que se passerait-il si effectivement la mère faisait le
miroir, si elle ne faisait que reproduire les gestes, les mimiques et les
vocalises de son bébé ? Plus généralement, que se passerait-il si elle ne
répondait pas à l’enfant mais se contentait de l’imiter ou plus simplement de
s’adapter à lui ? Nous verrons avec
Camille Routier et sa reprise de la théorie de la séduction narcissique chez
Racamier, que certaines mères ont un besoin de confirmation narcissique
pathologique. Je suppose que ce besoin exacerbé pourrait engendrer chez
l’enfant une modalité relationnelle où l’autre serait vécu comme
« disponible », dans le sens de « disposé à s’adapter à lui ». L’insécurité
maternelle se traduirait par une attitude adaptative, c’est-à-dire non
créative, non libre, dont la visée serait de se valider comme mère et non pas
de rencontrer ou d’être simplement en relation avec l’enfant. Cela produira une difficulté chez l’enfant pour se rencontrer
lui-même et potentiellement, plus tard, une tendance à se servir de l’autre,
alors senti comme disponible. On comprend en quoi,
je l’espère, la disponibilité, vu sous cet angle, s’oppose à la rencontre en
favorisant plutôt une adaptation à l’autre, qui s’apparente au final à une
utilisation de l’autre. (Nous avons là un argument pour discuter notre position
de psy.)
L’autre est indisponible éthiquement, au sens où il n’est pas
à ma disposition, comme nous l’avons vu, mais il est aussi indisponible à
lui-même par la division inconsciente qui le constitue. N’est-ce pas dans ces
lieux insu de la mère que l’enfant peut se bricoler un chez soi, se trouver une
place où se loger parce que justement ici, personne ne l’attend au
détour ? Ici personne ne le veut comme ci ou comme ça. Mais ces lieux psychiques
ne sont pourtant pas vides, ils échappent simplement à la mère. Et c’est très
bien ainsi. L’infini variété des façons de regarder, de toucher, de parler, la
façon unique de la mère d’habiter dans son corps et dans sa parole, c’est à
cela que l’enfant va s’identifier, c’est ce style, que la mère ne maîtrise
pas, qui laissera au cœur de l’intime du sujet la saveur d’un autre, comme dit
Alain Cugno. Pour le pire et pour le meilleur.
Quand Winnicott écrit « ce que le visage de la mère exprime est en relation directe avec ce
qu’elle voit », il faudrait ajouter « et aussi en relation
directe avec son inconscient, relation intime qui s’exprime dans chacune de ses
attitudes ». Il me semble que l’enfant ne se voit pas seulement dans les
efforts de la mère pour s’accorder avec lui, je dirais qu’il se voit quand
précisément la mère ne pense plus à lui en tant que bébé à s’occuper, mais à un
autre, un enfant rêvé, celui qu’elle entrevoit sans le savoir dans les plis de
cet enfant réel. Notre intime est aussi fait je pense de la saveur de cet
enfant imaginaire là.
La nature particulièrement paradoxale de la relation mère-enfant,
et donc de la construction de l’identité du sujet, a été théorisée avec le
concept de double transitionnel par Johann Jung, élève de René Roussillon, qui
lui-même avait pensé ce qu’il a appelé la relation homosexuelle primaire en
double.
Chez Johann Jung le double transitionnel a à voir avec
l’espace intermédiaire de Winnicott. La relation en double entre mère et enfant
correspondrait aux premiers temps de la constitution du Moi. Nous savons
maintenant depuis plusieurs années que le bébé a des capacités très précoces de
reconnaissance de la différence entre lui et l’autre, ce qui remet en question
le stade anobjectal classique que nous enseignait la théorie freudienne. Il y
aurait de l’autre dès le début. Mais la question est quel autre ? Comment
le nourrisson perçoit subjectivement cette altérité ? C’est à cette
question que tente de répondre le concept de double transitionnel. Ce que l’enfant
percevrait c’est un double de lui-même à la fois différent et semblable. Cela
serait possible grâce aux facultés d’accordage sensoriel et affectif de la mère.
Quand tout se passe bien, elle répond aux sollicitations de son enfant par des
gestes, des mimiques, des vocalises qui s’accordent à la façon d’une
chorégraphie et non pas d’un miroir, aux expressions de l’enfant. En cela le
double est bien transitionnel et non pas mimétique. Cette réponse de l’autre,
on l’aura compris, n’est pas incompatible, bien au contraire, avec son
indisponibilité fondamentale. Donc différent et semblable à la fois. Différent parce
que l’enfant percevrait que cet autre n’est pas lui et semblable parce que c’est
lui-même qu’il est en train de fabriquer dans et à travers les réponses maternelles.
Mais à ce stade, il n’a évidemment pas conscience de cette danse à deux. Et c’est
précisément ce qui va engendrer l’effet d’illusion identificatoire primaire. Il
se prendra pour cette image dedans –dehors, à la limite entre lui et
l’autre. Il se prendra donc pour ce double transitionnel à la fois trouvé et
créé. On pourrait très bien parler d’une aliénation bienheureuse. Aliénation
mutuelle entre mère et enfant. Du côté de la mère aussi car celle-ci se prend
sans le savoir dans les filets de l’enfant par les résurgences inconscientes de
l’enfant qu’elle a été et par l’accordage affectif qu’elle a pu établir avec sa
propre mère. Aliénation indispensable à la qualité de leur relation.
Indispensable à la possibilité de faire sentir à l’enfant ce qui deviendra plus
tard un effet de résonance entre lui et le monde, effet dont H. Rosa nous dit
qu’il est l’objet fondamental de la quête perpétuelle de tout sujet toute au
long de sa vie. Il me semble que nous avons là un fondement psychanalytique à
la théorie sociologique de Rosa.
L’étape d’après consiste pour l’enfant à intérioriser cette
matrice relationnelle en double et ainsi à se constituer sa réflexivité
interne, son contenant, l’écran intérieur sur lequel il pourra projeter et
inscrire ses premières images et ses premiers affects. Ecran sur lequel il
pourra se voir lui, se sentir lui-même et donc à partir duquel il développera
sa vie psychique intime. Cette introjection de la relation en double pourra se
faire lors d’un moment encore une fois paradoxal qui est l’hallucination
négative de la mère. Je m’appuie ici sur la conception d’André Green. C’est seulement en effaçant la mère de son champ de
perception que l’enfant pourra la prendre au-dedans. Selon Green ce mécanisme
serait indispensable à l’élaboration de ce qu’il appelle une structure
encadrante interne. Cette structure serait la base psychique, le contenant
primordial qui autorise le développement d’une intériorité. Ce qui est mis
au-dedans alors c’est la mère comme contenant, la mère qui porte, qui contient,
mais aussi la modalité relationnelle avec elle. Et j’ajoute : alors et alors seulement l’autre devient disponible
par ce travail de métabolisation psychique qui permet à l’enfant de transformer
l’indisponibilité, l’altérité irréductible de l’autre, en disponibilité intime.
A partir de là, l’enfant se réfléchira donc comme il a été réfléchi, en tout
cas comme il s’est vu et senti à travers les réponses conscientes et
inconscientes de l’autre maternel. Ce contenant n’est donc pas juste un sac
enveloppant, c’est un véritable théâtre intérieur avec plein de choses plus ou
moins à lui, plus ou moins étranges, plus ou moins plaisantes. C’est un théâtre
trouvé-créé qui conservera cette propriété dedans-dehors tout au long de la
vie. Propriété qui permet de comprendre en quoi l’intime, le sentiment même de
soi, passe par l’extérieur. Ce double transitionnel, je le vois comme une
double interface : il fait le pont entre dedans et dehors, en
différenciant et en liant soi et l’autre et il fait le pont entre soi et
soi-même en ouvrant à l’intérieur un espace réflexif qui permet le rapport du
sujet avec lui-même. Le sujet peut alors croire en l’illusion que cet autre
intérieur qu’il sent n’est rien d’autre que lui-même. Ce qui est intériorisé
avec cet objet double de soi ce n’est pas seulement un objet interne, c’est
aussi et surtout une modalité relationnelle, une sorte de schéma fondamental qui
ne pourra, plus tard, que nous porter à rencontrer l’autre puisque c’est ainsi
que nous nous sommes rencontrés nous-mêmes, à travers lui. Rêver, Lire, écouter
de la musique, penser, toutes choses parmi les plus intimes sont des activités
psychiques rendues possible par cette modalité relationnelle originelle. Nous
ne faisons jamais rien d’intime qui n’ait un rapport avec notre interlocuteur
transitionnel (Guy Lavallée).
A partir de là, il est évident que l’hyperactivité à laquelle
nous contraint le système ne peut que nuire à la vie intime. Que devient
notre interlocuteur interne quand le monde autour nous effraie, nous contrôle,
nous piste, nous sollicite constamment, nous abuse, nous excite, nous trompe.
L’appareil psychique ne risque-t-il pas d’être saturé ou simplement épuisé ?
Au regard de ce qui vient d’être dit sur l’accélération et la
désappropriation subjective, ce qui est menacé ce serait donc le travail
silencieux de l’intime. Ce temps indispensable et permanant de création de soi
en appui contre et tout contre l’autre indisponible. Car l’intime est un
processus, comme l’identité, il n’en finit jamais de se créer et recréer sans
cesse en appui sur le lien dedans-dehors. Ce travail a nécessairement une
temporalité propre qui en passe par l’acceptation d’une certaine passivité.
L’accélération, l’hyperstimulation perceptive permanente, la course à
l’autonomisation forcée, produiraient,
en-deçà d’une hyperactivité apparente, en réalité, une passivation (sidération,
emprise) écrasante en privant l’individu moderne de ce temps essentiel de
la « passivité digestive » qui consiste dans la métabolisation
et l’intériorisation de ce qui lui arrive.
Une lueur dans ce désert de résonance : avez-vous
remarqué le succès de la fête des voisins, des marchés de petits producteurs,
du retour du local, le succès des grandes manifestations publiques qui drainent
de plus en plus de monde, le développement du nombre des associations ? Ce
ne sont que quelques exemples, mais il me semble qu’ils parlent d’un désir de
résonance assumé comme tel et non à travers la consommation à outrance.
Quelques
mots à présent sur l’intime dans les institutions
Il a été question plusieurs fois de la faculté de réponse résonante
de l’objet dans les temps primaires de l’intersubjectivité. Pour une équipe de
travail, cette qualité de réponse est tout aussi essentielle. C’est pourquoi
l’absence de répondant que nous observons dans les institutions engendre des
souffrances inédites.
L’absence du répondant serait aujourd’hui une des
caractéristiques des relations en général et professionnelles en particulier.
Dans le « Malêtre », René
Kaës écrit : « Le
répondant est la présence humaine à une adresse, à une demande. Le répondant
accepte d’en être le destinataire, il ne se dérobe pas devant le risque de la
rencontre. L’ampleur de ce désastre qu’est la disparition du répondant ne
s’éprouve pas seulement lorsque les automates se substituent à la présence
humaine sous le prétexte de gains de productivité. Cette neutralisation de la
présence est, je le crains, une des manifestations de la haine de la psyché, et
donc de l’autre, imprévisible, dont les questions dérangent ».
A travers « imprévisible »,
nous pourrions sans trop nous tromper entendre « indisponible ».
Dans les institutions médico-sociales, nous constatons tous
aujourd’hui un envahissement gestionnaire. Les directeurs et directrices sont
tous devenus, ou presque, des managers gestionnaires qui gèrent leur
institution comme une entreprise. C’est la commande qui leur est faite. La
différence de taille c’est que les institutions sociales ne rapportent pas
d’argent, elles en dépensent. La crise sans fin dans laquelle nous vivons
depuis des dizaines d’années, contraint l’état à contrôler drastiquement ses
budgets. Ce contrôle se traduit par des normes, des recommandations, des
prescriptions, des procédures, des évaluations, des statistiques, des chiffres
en tout genre qui viennent envahir le quotidien des équipes de travail. Les
métiers de la relation humaine nécessitent de parler de soi, d’échanger, de
travailler ensemble, de s’interroger, d’analyser sa pratique régulièrement pour
d’abord et continuellement se soigner soi-même. Un aidant qui n’est pas aidé ne
peut pas aider sérieusement.
A peu près tout ce qui est mis en place par l’emprise
gestionnaire va à l’encontre de ce soin indispensable au soignant. Les réunions
d’équipe autour des usagers, les temps informels, les temps de transmission
sont tous systématiquement remis en question ou alors envahis par
l’organisationnel et la gestion.
Tous ces temps sont pourtant fondamentaux dans le maintien de
la confiance dans une équipe et dans la constitution de l’équipe elle-même.
Mais le plus compliqué est l’absence de répondant. Quand une
équipe se plaint de ne pas pouvoir faire son travail auprès de son chef, ce
n’est pas en réalité pour obtenir des réponses techniques, mais pour partager
son désarroi et trouver un répondant bienveillant qui reconnait cette
difficulté et qui assure que « oui
nous sommes bien dans le même bateau, qui ressemble souvent à une galère, mais
que nous allons tous ensemble, avec les moyens du bord, réussir à créer quelque
chose de satisfaisant ». Il me semble que les réponses aujourd’hui,
quand il y en a, prennent la forme de recherche de solutions au lieu de
garantir l’existence d’un sens commun. « Il n’y a pas de problème, il n’y
a que des solutions ! » Ce n’est que dans la fabrique d’un sens
commun partageable, que le sentiment collectif intime d’appartenir à une entité
singulière et irréductible à toute autre pourra être entretenu. Les gestionnaires
ne parlent pas la même langue que les accompagnants. Ils ne peuvent répondre de
ce qu’ils font qu’en termes économiques. Ceci produit évidemment de
l’incompréhension mutuelle, mais surtout un vécu d’abandon dans les équipes.
Comme un nourrisson qui ne se verrait plus dans l’accordage maternel, qui
n’aurait plus de place, dans l’espace de l’Autre, pour se bricoler l’illusion d’être
créateur de lui-même. Ce que les équipes
ont perdu c’est l’espace et le temps pour entretenir cette illusion
transitionnelle d’être créatrices de leur pratique et de leur cadre d’action.
Les institutions sont contraintes de fonctionner comme des
plates-formes ouvertes qui gèrent des flux, c’est-à-dire des entrées et des
sorties. En perdant ainsi son enveloppe et en appliquant des normes et des
procédures anonymes, l’institution perd donc son identité et ce qui a fait sens
dans son histoire. Comment alors une intériorité, un vécu intime institutionnel
pourrait se développer ?
La difficulté majeure, pour les équipes, se trouve dans la quasi-impossibilité
de s’appuyer sur une illusion groupale suffisamment éprouvée. L’illusion
groupale, concept élaboré par Anzieu,
consiste en un moment fondateur où l’équipe se sent comme un seul homme :
« nous sommes une bonne équipe, nous
travaillons bien ensemble et nous avons un bon chef ». Ce temps devra
être dépassé dans un autre temps de désillusion, mais l’illusion ayant eu lieu,
elle laissera des traces positives et rendra possible la créativité de chacun.
Je fais l’hypothèse que ce temps-là, indispensable à la constitution d’une
équipe est aujourd’hui constamment remis en question par les changements
permanents au sein des équipes elles-mêmes et au sein de l’institution. On voit
bien que l’illusion de ne faire qu’un, de sentir les autres comme soi-même,
partageant un même idéal, nous renvoie à l’idée du double transitionnel. Ici,
se serait l’équipe qui n’arriverait plus à se voir et à se sentir elle-même comme
une entité à part entière. Autre parallèle avec le double : nous avons vu
que l’enfant devait effacer sa mère pour prendre au-dedans la relation en
double. Je propose l’idée que toute équipe aurait besoin de réaliser cet
effacement à l’égard de son institution pour l’intérioriser comme contenant, comme
une matrice à penser ensemble. En étant constamment contrôlé et en même temps
abandonné par l’absence de répondant et renvoyé vers une pratique procédurale,
il est impossible d’effacer une mère institution qui n’a plus les moyens d’instaurer
une relation résonante. La résonance donne le sentiment d’être actif, pertinent
et surtout relié au monde. Ce n’est pas en autonomie, seul face à sa tâche
primaire, que travaille un accompagnant, mais dans le lien constant avec ses
collègues et ses cadres. Si les directions restent froidement technocratiques
ou terrorisées par un métier qu’elles ne connaissent pas, elles ratent la
rencontre avec leurs équipes et les contraint à l’évitement d’elles-mêmes, au
repli défensif, au morcellement, à l’application automatique des procédures, au
cynisme ou à la mélancolie.
En
conclusion, une ouverture :
Pour rencontrer un peu de résonance, les équipes
devraient–elles considérer l’absence du répondant comme une forme particulière
de l’indisponibilité de l’autre ? Je pose la question sérieusement. Je me
demande si ce n’est pas ce qui arrive parfois quand les équipes réussissent à
créer, malgré cette apparente incommunicabilité, une alliance de travail avec
leur direction gestionnaire. Il s’agirait d’accepter que cet autre étrange et
étranger qui ne parle pas le même langage que l’équipe puisse, dans un premier
temps, être indisponible, c’est-à-dire pas du tout à sa
disposition. Accepter l’idée que la
disponibilité de cet autre ne peut être que le fruit d’un travail subjectif, d’une
assimilation, comme nous l’avons vu, mais pas une donne a priori. Les pères
fondateurs des institutions de l’ancien monde étaient dans l’excès inverse. Ils
portaient leur institution à bout de bras, quitte à en devenir tyranniques.
Accepter cette nouvelle donne me semble un passage obligé
aujourd’hui, un pré-requis à toute évolution possible, pour sortir de l’état de
guerre et panser les pertes réelles auxquelles sont soumises les équipes et
poser les conditions d’une rencontre. Un peu comme un enfant qui devra bien un
jour accepter ses parents tels qu’ils sont. Les gestionnaires eux-aussi ont un
inconscient dans les plis duquel il est sans aucun doute possible d’y entrevoir
une réponse résonante.
Xavier
Contamine – octobre 2018
Bibliographie
Hartmut ROSA, (2013). Accélération,
une critique sociale du temps, La Découverte
Hartmut ROSA, (2014). Aliénation
et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive, La
Découverte
Hartmut
ROSA, (2018). Résonance, une sociologie de la
relation au monde,
La Découverte