Anne Ancelin Schützenberger, Psychodrame d’une vie

Jean-Louis Beratto,

premier président du CPCI, à l’initiative de sa création

A propos de …

Colette Esmenjaud Glasman retrace la vie d’une petite moscovite, née en 1919, qui deviendra
française, psychodramatiste, professeur d’université de réputation internationale qui jusqu’au terme de sa
vie, à quatre-vingt dix neuf ans, cachera ses origines juives.
Anna vit dans une grande famille russe qui évolue au sein d’un milieu social aisé et cultivé. Mais le
contexte politique marqué par l’essor de l’antisémitisme contraint à l’exil; partir de Moscou devient
urgent. Première séparation pour la petite fille qui s’éloigne du monde de son enfance et quitte son père
tant aimé. Au printemps 1925 en compagnie de sa mère (bella) et de sa sœur (nina) elle arrive à Paris où
elles sont accueillies par les grands-parents déjà là. Apprivoiser la vie parisienne, renouer des liens,
investir de nouvelles relations mobilisent le quotidien. En mai 1928 ,le père les rejoint; Anna découvre un
homme fatigué, confronté à un déclassement professionnel, contraint de se satisfaire d’un emploi d’ouvrier.
Désidéalisation douloureuse pour la jeune fille qui constate également l’effondrement de leur niveau de
vie.
A sept ans, elle entre au lycée Molière où son plaisir d’apprendre lui permet d’obtenir de bons résultats. A
onze ans, la perte de son arrière-grand-mère qui représentait un précieux soutien la plonge dans une
profonde tristesse. Au sein de la famille, elle est fréquemment chargée par ses parents de prendre soin de
sa petite sœur Nina; insidieuse délégation parentale qui l’enferme dans la crainte de ne pouvoir satisfaire
les exigeantes attentes maternelles. Heureusement l’expérience du scoutisme lui donne l’occasion de
vivre des processus d’intégration, d’éprouver son «être en groupe».
Au lycée, entourée de jeunes filles catholiques, l’accompagne la douleur d’être juive. En quête de
reconnaissance, porteuse d’ une incertitude identitaire, elle constate que personne n’aime les juifs.
Obtenant son bac philo en 1936, elle s’inscrit à l’école supérieure d’optique. Sa sœur tombe malade puis
meurt en décembre; tenue à l’écart, Anna n’a pas eu l’occasion de parler avec elle, de lui dire «au revoir».
Cette mort la précipite dans un vide intérieur, engendre un mouvement de repli, de désinvestissement qui
provoque l’arrêt de ses études.
Sur le plan européen la situation politique est inquiétante, on craint la guerre. Toutefois elle doit envisager son devenir professionnel ; la médecine l’attire mais sa mère qui n’est pas soutenante ,ne supporte pas cette option. Elle s’inscrit en conséquence en droit tout en suivant des cours de psychopathologie à la faculté des lettres. Le scoutisme reste un investissement important mais la discontinuité des ses liens nourrit parfois des rejets.
En septembre 39, la France déclare la guerre à l’Allemagne. En novembre Anna perd sa grand-mère. En
mars 40 décède son grand-père puis deux mois plus tard son ami Muslak. En juin nouvel exode, les troupes allemandes arrivent, il faut trouver refuge à Vichy. Anna séjourne quelques temps à Annecy avant de trouver un travail de rédactrice à Marseille. Elle s’engage alors dans le mouvement de libération
nationale. La traque des juifs s’étend sur tout le territoire, une évasion est envisagée : un embarquement
pour les Etats-Unis. Mais Anna, malade, est trop faible pour voyager. On l’installe dans un cercueil, la déclare
morte, en route pour une planque en lozère; destination St Michel de Dèze en pays cévenol. Pour survivre,
il est impératif de changer de nom; Anna devient Eliane Denise Ancelin. La maison qu’elle occupe avec
sa mère est incendiée par les allemands en juin 1944. Averties la veille, elles purent s’enfuir dans les
bois.Nouvel éprouvé de perte ;
Rejoignant Montpellier, elles se mettent en quête d’informations concernant le père. Bella décide de
rentrer à Paris tandis qu’Anne reste; elle rencontre François Tosquelles, le docteur Balvet, le docteur
Bonnafé, découvre l’hôpital psychiatrique de St Alban; lieu d’accueil des résistants, des juifs et des
communistes. De sérieux problèmes de santé lui imposent une convalescence à Nice avant un retour à
Paris. Là, les mauvaises nouvelles circulent; son amie Nina, déportée à Auschwitz ne reviendra pas ; son père est mort, sans doute tué lors d’un arrêt du wagon plombé. Naturalisée française, Anna devient Anne
Ancelin. Son nom de naissance, son ascendance juive sont occultés.
Elle entreprend une licence de psychologie puis travaille au centre d’études et de recherches
psychotechniques durant vingt ans. Elle participe à la création du bulletin de psychologie. Elle
rencontre Marco Schützenberger, médecin qu’elle épouse, à Londres, le 30 août 1948. L’accueil de sa
belle-famille lui procure un profond sentiment de sécurité mais elle n’a pas renoncé à son projet
américain; connaître les promoteurs de la dynamique de groupe, du sociodrame, du psychodrame. Le
temps est venu pour elle de développer son «être mère», sa fille hélène vient au monde le 9 octobre 1950.
En janvier 1951 sonne l’heure du départ pour les états-unis. Nouvelle adaptation à un monde qu’elle avait
idéalisé, elle trouve les américains réactionnaires, antisémites, anti-européens. Elle peut compter sur sa
famille tandis que son mari s’éloigne d’elle, happé par la recherche scientifique, non désireux d’envisager
une vie quotidienne avec elle. Situation ressentie comme profondément blessante qui se solde,quelques
années plus tard, par un divorce; elle garde cependant le nom Schützenberger.
Admise à l’université du Michigan , elle entreprend un travail d’observation et d ’analyse sur les
fonctionnements des groupes puis participe à un stage de dynamique de groupe à Bethel avant de
découvrir le Beacon institute.Elle y rencontre Moreno et expérimente pour la première fois le
psychodrame, impressionnée par le changement de rôle.
De retour à Paris en mars 1952, une nouvelle installation s’impose. Son travail d’évaluation et de
recherches au CERP ne répond pas à son souhait de s’impliquer dans le soin. Elle entreprend une
psychanalyse, s’engage dans la création du groupe français d’études de sociométrie, de dynamique de
groupe et de psychodrame, en 1955. Période à laquelle se développent les psychothérapies humanistes, la psychologie sociale, les groupes thérapeutiques. C’est dans ce contexte qu’Anne Ancelin noue une forte relation avec Moreno, fondateur de la sociométrie, dont la venue à Paris en 1955, est l’occasion de
développer le psychodrame comme outil de formation. Lebovici et Diatkine élaborent de leur côté le
psychodrame psychanalytique individuel, Didier Anzieu étudie la psychodynamique des petits groupes,
attentif aux phénomènes transférentiels.Claude Ouzilou, engagé dans la formation professionnelle des
adultes, se passionne pour le psychodrame, se forme et obtient le diplôme de «directeur de psychodrame» décerné par Moreno.
Dans sa pratique Anne Ancelin porte plus attention à la dynamique de groupe que ne le fait Moreno,
soucieuse des résonances du jeu dans le groupe. Elle se donne pour objectifs le développement de la
psychothérapie de groupe et du psychodrame, la défense du psychodrame comme vecteur de changement psychique. Plusieurs congrès notamment à Milan (1963), Paris(1964) favorisent les échanges entre de nombreux professionnels, échanges mettant à jour des pratiques et des références théoriques différentes.
Des clarifications deviennent nécessaires, Anne Ancelin va préciser son psychodrame triadique qui se
réfère à Moreno, Lewin et Freud, proposer des formations de psychodramatistes, écrire le précis de
Psychodrame. Devenir professeur des universités lui apparaît dès lors comme la meilleure voie pour
accéder à la reconnaissance; reconnaissance qui la mettrait à l’abri de ses craintes de ne pas être comprise, de ne pas être crue, elle qui avance «masquée». Assistante déléguée à l’université de Nice en 1968, elle rédige une thèse sur la dynamique des groupes et ses applications.
Sa présence, ses méthodes d’enseignements font l’objet de nombreuses critiques. Cela ne l’empêche pas
de créer le laboratoire de psychologie sociale et de prendre sa part dans la création de la société de
psychologie de Nice.En 1981, elle est nommée Professeur de psychologie sociale. Des décès successifs
affectent sa vie personnelle, Pierre schützenberger (1973), Moreno (1974), sa mère et sa cousine (1975);
le départ de sa fille en tunisie accentue son sentiment de solitude.
Attentive au langage du corps, elle s’oriente vers l’exploration des liens entre les maladies et les forces
dynamiques de guérison soutenues par une compréhension des pertes éprouvées par les patients. La
psychogénéalogie, l’utilisation du génogramme puis du socio-génogramme, la conduisent à considérer les histoires familiales de façon novatrice. Discerner des loyautés invisibles, repérer un syndrome
anniversaire deviennent des priorités. Sa détermination questionne en même temps son refus d’assumer
ouvertement ses origines, son refus d’utiliser son vrai nom. «Identifier nos transmissions
transgénérationnelles pour ne plus en être esclave», recommande-t-elle dans ses écrits. Son livre «Aïe mes aïeux» obtient un très grand succès. Transmettre son expérience lui tient à coeur; faut-il instituer pour structurer une transmission par une formation? Instituer pour se dégager du bon vouloir du maître?
L’école française de psychodrame, sans être une structure juridique spécifique, est accueillie dans un
premier temps par l’IFEPP. Appartenir au réseau international de psychodramatistes constitue un enjeu
important pour Anne Ancelin; l’école française de psychodrame devient membre de la fédération
européenne des instituts de formation de psychodrame.

Dans cet ouvrage qui se lit comme un roman, l’auteure témoigne des apports d’Anne Ancelin
Schützenberger relatifs au travail de groupe, au psychodrame, à la psychogénéalogie, au
transgénérationnel, à la formation qui requiert une indispensable implication personnelle tout en notant les éléments douloureux, traumatiques de son existence ainsi que les traits de sa personnalité d’exception.