Aux origines du processus créateur

Jean-Louis Beratto

A propos de …

Toulouse, Erès, 2018

    Anne BRUN nous propose d’explorer l’infigurable transformé en œuvre, d’examiner l’importance de la sensori-motricité et de l’archaïque dans le processus créateur. Processus fréquemment soutenu par des stratégies de survie. Dans le domaine artistique, l’approche proposée dans ce livre nous invite à penser le travail créateur comme « un processus de transformation psychique et de mutation subjective ». Si dans l’histoire de la psychanalyse, la sublimation est définie par Freud comme une métabolisation de la sexualité infantile prégénitale, plusieurs théoriciens ont ensuite contribué à un approfondissement des réflexions à ce sujet.

     Pour Mélanie Klein, la sublimation s’origine dans le désir du nourrisson de réparer l’objet d’amour. Winnicott aborde le processus créateur à partir de la transitionnalité, l’œuvre est envisagée comme un objet transitionnel. Ici le sexuel devient secondaire au besoin de créer, besoin présent au cœur des processus originels où il s’agit de penser la symbolisation plutôt que la sublimation. La potentialité créatrice émerge des interactions précoces mère-nourrisson. Didier Anzieu, soucieux de l’articulation entre le corps du créateur et le corps de l’œuvre, s’interroge sur le rôle joué par le corps dans le processus créateur qu’il décompose en cinq phases. Jacques Lacan critique la théorie freudienne de la désexualisation dans la sublimation. Jean Laplanche envisage la création comme une néocréation répétée en lien avec le traumatisme qui donne accès à la symbolisation. André Green souligne la différence entre la déviation des buts sexuels et la désexualisation, liée à la pulsion de mort. Chasseguet-Smirgel, étudiant les rapports entre perversion et création, propose une théorie de la sublimation comme l’aboutissement d’un développement psycho-sexuel. Sophie de Mijolla-Mellor pense la sublimation comme une interaction entre l’excitation sexuelle et l’excitation intellectuelle. René Roussillon, à partir du concept trouvé/créé de Winnicott distingue le désir de créer et la contrainte à créer.                                                      

            Après cette vue d’ensemble, l’auteure nous propose une focale sur le lisible et le visible à partir des œuvres d’Henri Michaux et d’Almodovar. Elle montre comment le créateur travaille à partir des éprouvés corporels, des perceptions sensorielles, des hallucinations. La genèse de la création se nourrit du vécu corporel de la sensorialité, notamment des « expériences sensorielles primitives, des traces perceptives non tissées dans les fils du langage et de la symbolisation ». La création réactive et donne forme à des perceptions toujours en attente de symbolisation. Chez Henri Michaux, sa hantise d’être absorbé dans la bouche et dans la langue de l’Autre le conduit à rêver d’une langue à soi. Anne Brun s’interroge sur le passage de l’éprouvé corporel hallucinatoire à la figure poétique. La création picturale révèle à la fois des éprouvés corporels archaïques et des modalités de transformation de ce vécu en œuvre. A l’image de ses vécus de brisures et d’éclatements figurés en traits brisés discontinus ; il s’agit d’une mise en forme signifiante du créateur, sans cesse renouvelée, prise dans une succession de décomposition-recomposition, confronté à une inaccessible mise en forme définitive de son être. Chez Almodovar, la figure étrange du trans-sexuel questionne notre rapport au corps sexué, à l’identité, au genre. L’inquiétante étrangeté ne relève pas du refoulé mais convoque des détresses primitives, des accidents dans la construction de l’identité première. Evoquant trois films pour souligner l’évolution des figures de trans-sexuels dans le cinéma d’Almodovar, Anne Brun voit des personnages qui incarnent un anéantissement psychique et tentent, à travers la transformation du corps en femme, de donner forme à un chaos interne.

       Attentive à l’interaction de l’art avec la clinique, elle se demande comment proposer un travail de mise en figuration à partir de la sensorialité, s’interroge sur les modalités de transformation de ce matériau primitif, réfléchit aux processus de symbolisation à partir de sensations hallucinées. A propos d’un groupe thérapeutique à médiation picturale pour enfants psychotiques, elle montre comment le travail de la matière réactualise des vécus agonistiques. Les qualités sensorielles du médium génèrent des sensations hallucinées comme un retour hallucinatoire de perception d’expériences antérieures. Expression de signifiants formels, tel que l’entend Didier Anzieu, dont les enjeux sont la survie psychique. L’auteure plaide pour une métapsychologie de la médiation thérapeutique artistique élaborée à partir de « l’impact primordial de la réactualisation de sensations hallucinées dans l’avènement de la figuration ». A propos d’un travail d’écriture en groupe, elle souligne qu’au-delà du récit groupal articulé aux fantasmes inconscients organisateurs du groupe, cette activité vient soutenir pour chacun des processus de symbolisation. Avec des patients psychotiques la dimension perceptive est primordiale, investir la sensori-motricité de l’acte d’écrire constitue un préalable.

            Il s’agit d’une écriture représentative au service de création de forme et non de pensée. L’influence des expériences sensori-motrices sur les processus de symbolisation est incontestable, l’accordage émotionnel qui s’inscrit chez l’enfant comme des traces perceptives favorise les formes primaires de symbolisation. C’est pourquoi dans les thérapies à médiations la sensori-motricité devient vecteur de symbolisation, rendant possible la figuration d’expériences primitives non symbolisées. L’exemple d’un groupe à médiation sensorielle olfactive pour patients criminels montre comment les différentes odeurs éveillent des traces mnésiques perceptives. Une recomposition sensorielle devient alors possible pour des patients vivant une désorganisation de la sensorialité. Nous sommes en présence d’un travail d’appropriation subjective d’une sensorialité restaurée s’étayant sur des accordages avec les thérapeutes.                                              

    L’auteure propose alors le concept d’associativité formelle pour préciser l’avènement des formes primaires de symbolisation qui provient de la rencontre avec le médium. En médiation picturale, elle distingue la position adhésive, la position de détachement du fond, la position de figuration. Éprouver la résistance et la consistance du fond s’avère nécessaire pour accéder à une transformabilité des états de la matière. Advient ensuite la constitution d’une enveloppe différenciée autorisant l’expression de formes représentatives avec contenu figuratif. Ainsi dans le cadre des médiations thérapeutiques, la potentialité symbolisante est relancée par les jeux sensoriels archaïques.

     Dans une approche psychanalytique de l’écriture de soi, Anne Brun examine, à partir des œuvres de Michel Leiris et de Thomas Bernhard, comment le processus créateur engagé correspond à une survie psychique. L’écriture devient une tentative d’exploration d’énigmes originaires par la remise en jeu de traces sensorielles dépourvues de représentation. En ce qui concerne le premier, l’écriture apparaît comme le moyen de lutter contre une angoisse de mort psychique, « se momifier dans l’écriture de soi pour ne pas tomber en poussière de son vivant ». Pour le second, la mort et la destruction de son corps donnent matière au processus créateur. Par un retournement projectif de la haine maternelle sur la société, la détresse originelle devient jubilation provocatrice, partagée avec les lecteurs. Tentative d’inscrire dans l’écriture une intégration de l’expérience subjective afin de faire advenir le non encore advenu. L’autobiographie renvoie, ici, à la problématique narcissique de la mélancolie, à la structuration du narcissisme primaire qui, depuis Winnicott, ne peut plus se penser en dehors du lien à l’objet. Se référant aux écrits d’Antonin Arthaud, elle précise comment il essaye d’échapper par l’écriture à sa momification dans le corps maternel ; ces écrits font éprouver au lecteur des vécus de l’auteur, vécus relatifs au désaccordage premier du corps à corps avec la mère. La matière verbale devient organique. La resexualisation de la sublimation dans l’activité artistique et la désexualisation dans le processus créateur font partie du questionnement relatif au passage du senti au figurable.

     En fin l’auteure envisage l’influence d’une maladie mortelle sur la création en se rapportant aux livres d’Hervé Guibert. Elle se demande si la destruction du corps de l’écrivain soutient son processus créateur, si la création d’un corps textuel répond en écho à la déchéance de son corps. L’écriture fait ressentir au lecteur l’insupportable, l’urgence, le vertige. Tandis que l’auteur anesthésie ses émotions, le lecteur les éprouve, incité à les qualifier par procuration. Partager avec autrui l’horreur pour s’en délivrer, écrire pour survivre à la médicalisation de son corps s’imposent alors comme issues de secours. Voilà une écriture de la survie face à un corps se transformant en cadavre ambulant et où se fait jour une désintrication de l’étayage du sexuel sur l’autoconservation. Situations extrêmes de la subjectivité où peut sourdre, malgré tout, une source de créativité.     

   Dans cet ouvrage composé à partir de textes précédemment publiés, Anne Brun met en valeur une compréhension de l’influence de l’œuvre sur le créateur qui vient éclairer la clinique.  

Jean-Louis BERATTO