Le Sujet et son double

Jean-Louis Beratto, 

premier président du C.P.C.I., à l’initiative de sa création

A propos de …
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Paris, Dunod, 2015

Dans ce livre Johann Jung nous propose avec beaucoup de discernement un chemin pour explorer le comment exister psychiquement. Considérant les constituants de l’identité subjective, il rend compte des difficultés à définir l’identité. Au regard de la complexité de cette notion préciser de quoi l’on parle lorsqu’on s’y réfère, devient un préalable incontournable. Si en psychologie la notion de permanence caractérise l’identité, en psychopathologie ne plus être soi-même signe un trouble de la conscience de soi. Les diverses approches des sciences humaines comme celles des neurosciences montrent que la construction de l’identité prend appui sur ce qu’elle n’est pas, sur l’altérité. En ce sens vouloir objectiver l’identité ne risque-t-il pas d’anéantir le paradoxe qui la constitue ? Objectiver n’est-ce pas désubjectiver alors que subjectivation et objectivation s’avèrent indissociables. La conception freudienne se centre sur le couple identité de perception /identité de penser. Après Freud l’identité s’inscrit dans une perpétuelle oscillation, une construction où continuité, altérité et réflexivité se révèlent essentielles à l’établissement d’un rapport à soi et au monde, à l’élaboration de la différence soi/autre.

Pour penser l’identité quatre axes nous sont proposés : le négatif, la réflexivité, la continuité et la discontinuité, la paradoxalité. L’examen de la notion de paradoxe dans la pensée psychanalytique souligne le lien profond entre le paradoxe et la question de l’identité. La paradoxalité identitaire interroge « la capacité du sujet à se sentir suffisamment étranger ou absent à soi-même sans s’aliéner ». Comment un sujet réussit-il à se sentir le même tout au long de sa vie ? Comment accepter de devenir autre pour rester soi ? L’identité est ici considérée comme consubstantielle à l’altérité. La trajectoire identitaire se déploie dans le champ de la transitionnalité qui permet de penser les paradoxes qui la constituent.

Dans cette approche la subjectalité intègre les différentes organisations subjectives se référant au sujet et les processus qui se déploient dans le rapport à l’objet. Dans l’évolution de la théorie du moi chez Freud, l’idée d’une division interne au moi contraint le sujet à un travail de subjectivation. Les diverses acceptions du soi, du self, du je, en déclinent des variantes. L’identité est appréhendée à la fois comme structure réflexive découlant du rapport à l’objet et comme processus. Le lien entre identité et pulsion est interrogé, notamment à partir des travaux d’A. Green. Si l’identité résulte d’un travail d’élaboration de la pulsion, qu’est-ce qui la représente dans la psyché ? L’auteur nomme « affect identitaire » une catégorie spécifique d’affects engagés dans le travail d’auto-représentation de la psyché. Face à la complexité à penser l’identité à la fois structure, état, processus, il déplace la problématique de l’identité sur celle du double. Par là il décale l’identité par rapport à elle-même, ouvre une perspective intersubjective qui permet de saisir comment s’établit la réflexivité identitaire, aide à penser les différentes formes de rapport à l’objet investi comme double, notamment comme un double « transitionnel » de soi. Dans la pensée freudienne la question de la réflexivité est envisagée à partir des notions comme le narcissisme, l’auto-érotisme, l’affect, la scène primitive, le surmoi et les instances de l’idéal, l’après-coup. Effet du développement psychique et condition de son déploiement, la réflexivité est définie comme un méta-processus.

Après Freud plusieurs psychanalystes enrichissent par leurs recherches la problématique de la réflexivité : l’hallucination négative (A. Green), le médium malléable (R. Roussillon), le moi-peau (D. Anzieu) , la capacité de rêverie maternelle (W.R. Bion), l’interlocuteur transitionnel (G. Lavallée) , le pictogramme (P. Aulagnier) . Ces travaux montrent le rôle capital de la réflexivité dans la construction psychique, dans l’émergence de la symbolisation. Pour Johann Jung elle constitue une propriété du processus psychique. L’identité est aussi objet d’étude pour les neuro-sciences et la psychologie du développement. Considérer un autre regard porté sur cette notion qui traverse plusieurs champs épistémologiques peut concourir à une meilleure compréhension. L’auteur évoque du côté des neuro-sciences, les circuits réentrants de G.M. Edelman où l’émergence de nouvelles propriétés par réentrées successives rendent compte du comment certaines connexions synaptiques sont tributaires de l’expérience, l’autopoïèse de F. Varela, l’auto-organisation de H. Atlan, les fondements biologiques du soi de A.R. Damasio, les neurones miroirs de G. Rizzolatti où l’on retrouve « le paradoxe d’une identité traversée par les catégories du même et de la différence ». Du côté de la psychologie du développement, la théorie de l’esprit, l’intersubjectivité primaire, l’autre virtuel, le modèle de l’équivalence soi-autre, le miroir émotionnel, l’autre régulateur de soi, mettent au travail la question de la réflexivité.

Après une articulation des différentes modalités de la réflexivité à l’identité, les étapes successives qui donnent accès à la reconnaissance de soi dans le miroir sont précisées. Percevoir l’image et la rapporter à soi met en jeu des mécanismes complexes. L’identification de l’image de soi résulte d’un long processus, signe un aboutissement. Les apports de H. Wallon, R. Zazzo, A-M. Fontaine, Ph. Rochat, J. Lacan, D.W. Winnicott, Sami-Ali, C. Athanassou-Popesco, sont étudiés pour montrer comment le comportement devant le miroir synthétise la construction transitionnelle de l’identité par le double.

L’essentiel des travaux psychanalytiques sur le double est alors rappelé. Défense primitive du psychisme contre l’anéantissement, le double renvoie à la problématique identitaire, parfois en charge d’assurer la survie psychique du sujet. Le double comme figure par laquelle l’identité se transitionnalise fait l’objet d’une attention particulière. En quoi contribue-t-il à soutenir la capacité du sujet à se différencier, à générer l’activité de symbolisation, à aider à la subjectivation ? Les situations cliniques rapportées dévoilent la prégnance de cette question du double à l’adolescence. En l’absence de réponse réflexive et subjectivante, le rapport à soi ne peut se transformer. Le double endo-psychique reste inaccessible, une réflexion interne subjectivante ne peut éclore. L’auteur écrit : « le rapport à l’altérité se retrouve profondément modifié : au lieu d’être « filtré » par la fonction réflexive, l’altérité tend au contraire à s’imposer au sujet sous une forme aliénante et désorganisatrice ». L’analyse de la nouvelle du Horla de Maupassant illustre comment la figure d’un double invisible permet de figurer à l’extérieur de soi, sur un mode hallucinatoire ce qui ne peut être lié à l’intérieur de soi. En l’absence de représentation suffisante, le double perd sa valeur transitionnelle. Seule persiste une hallucination négative désubjectivante.

L’auteur nous propose ensuite un détour par l’analyse du bouclier de Persée qui éclaire les enjeux du miroir psychique interne. Ce dernier conditionne les possibilités d’un espace transitionnel interne indispensable au jeu identitaire. L’identité du pubertaire se tisse à partir d’une réorganisation psychique qui mobilise la problématique du double. Dans le journal d’Anne Frank, donné en exemple, ou dans les espaces virtuels, l’autre soi-même constitue un interlocuteur « transitionnel » du moi. L’investissement d’une forme transitionnelle du double favorise les mouvements introjectifs et la réflexivité intra-psychique. Pour Johann Jung l’écriture est «un lieu de traitement privilégié de la réflexivité identitaire » ; L’analyse qu’il présente de la correspondance entre Freud et Fliess permet de saisir comment cette relation en double ouvre un nouvel espace de pensée. Pour aborder la construction transitionnelle de l’identité, il convient de considérer l’histoire de la construction du double et le double comme modalité de traitement psychique. Au sein du narcissisme primaire un courant animique et un courant objectal ont cours. La question du lien primaire à l’objet renvoie à l’identification primaire, identification primaire qui rejoint la perspective d’un double animique. Comment s’établit cette modalité du double ? J. Jung écrit : « le double transitionnel accompagne le sujet dans sa découverte de l’altérité tout en l’assurant d’une continuité avec l’environnement ». Il se constitue en deux temps, le premier temps du double animique à l’objet-double, le second temps du double « trouvé/créé » au double « détruit/trouvé » vers la création d’un miroir psychique interne. Cette dernière s’inscrit comme l’intériorisation progressive des formes du double qui précèdent. Les différentes étapes de la construction du double donnent divers types de configurations identitaires. La trajectoire de l’identité réflexive est aussi une trajectoire de l’altérité ; l’altérité primaire, l’altérité imaginaire, l’altérité symbolique en constituent les différentes formes.

Qu’en est-il lors des vacillements de l’identité ? La psychopathologie met à jour des troubles de la réflexivité qui engage le sujet dans la quête d’un double chargé de colmater l’insuffisance, sans effet de transformations de l’identité. Un défaut dans la constitution de l’objet double transitionnel, « un processus identitaire en panne » s’exprime. Le double persécutoire, le double narcissique, le double narcissique idéalisé, le double animique témoignent de l’impossible recours à un double interne garant de la réflexivité. Lorsqu’un double transitionnel ne peut contenir la paradoxalité identitaire, le sujet doit faire face à des états de dépersonnalisation. L’édification progressive d’un double transitionnel conduit à la construction d’un miroir interne, espace du rapport à soi. Pour J. Jung, « le miroir psychique rassemble, contient et intègre, au fur et à mesure de son établissement, un ensemble de processus constitutifs de l’identité subjective. Au cours des différentes étapes, le double transitionnel remplit diverses fonctions : unifier et rassembler, réfléchir les mouvements internes du sujet, séparer dedans/dehors et dedans/dedans, devenir une instance médiatrice entre identité et altérité, aider à la subjectivation, favoriser la symbolisation. Aux fonctions élaboratives du double transitionnel s’adjoint un rôle défensif, dans un rapport d’étayage réciproque.

L’auteur s’interroge enfin sur « les effets de symbolisation produits par l’expérience du double dans le rapport à l’objet ». Le double constitue le moyen qui permet au sujet de se penser et de se découvrir au gré de son travail de symbolisation.

Une lecture aux effets mutatifs sur notre mode de pensée.

Jean-Louis BERATTO

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