Au Principe, l’incertitude – par Myriam Germain

Au Principe, l’incertitude
par Myriam GERMAIN
Lors de la Journée Annuelle des Psychologues de 2022

Introduction

  • (Ambition de la majuscule à) Principe dans le titre : renvoi à la Genèse, comme si un Principe créateur avait inscrit l’incertitude dans les fondements de la vie d’un être humain ; on pourrait ajouter aux dix commandements : « tu ne pourras percer le secret de la mort (ni la date ni l’heure de la tienne) ; tu ignoreras ce qui t’attend dans ton parcours de vie ; tu devras t’adapter à ce que tu auras à vivre ; tu toucheras du doigt les limites de la volonté propre » etc…
  • Claire Marin, philosophe (Vivre autrement, juin 21, edition le Monde, collection l’Aube) dit que la rupture s’expérimente désormais sur tous les plans de l’existence. « Il y a peu de domaines stables, solides, sur lesquels nous pouvons compter avec certitude ».

« D’ailleurs, au moment où je vous parle, la terre pourrait bien se déchirer sous nos pieds… »

Et pourvu que je tienne la route le temps de l’intervention, que les mots viennent à mon insu malgré moi et puissent-ils parler en eux-mêmes…

Questionnement : L’incertitude comme cadeau ? Se libérer des savoirs/certitudes/croyances que l’on a prises pour la réalité et qui empêchent ? Sortir de l’illusion terrifiante d’un contrôle que nous aurions sur les choses, avec la culpabilité à la clé…

Incertitude en tant qu’être humain faisant partie de l’histoire de l’Humanité

  • Oubli de cette dimension par les politiques quand ils sont confrontés à un inquiétant Non Savoir, et renvoyés à leur impuissance par rapport à tout ce qui échappe (pandémie). Oubli de cette dimension par les sociétés dites modernes qui voudraient tellement tenir éloignée la mort et qui se nourrissent de peurs.
  • Chacun croit savoir, le scientifique sait ce qu’il ne sait pas. Etienne Klein (physicien ; les tracts de Gallimard) « croire savoir alors même qu’on sait ne pas savoir, telle me semble être devenue la véritable pathologie du savoir ». Ce qu’on croit savoir peut devenir certitude illusoire et rassurante. Les réseaux sociaux participent à cet autre statut du savoir.
  • Il est vrai également qu’on peut dire tout et son contraire et que les deux versions peuvent être tout aussi vraies. Ce qui est vrai un jour peut ne plus l’être le lendemain, ce qui est vrai pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre (et quelle bonne nouvelle !…)

Incertitude en tant que personne singulière engagée dans un parcours propre et singulier

  • Il y a tout ce qui nous échappe dans nos engagements/choix/orientations de vie… le puzzle qui se forme après coup, nos choix s’éclairent a posteriori… (comprendre pourquoi avoir pris telle décision après coup, les choses prennent souvent leur cohérence à notre insu)
  • Nous sommes complexes ; on peut aimer et ne pas aimer dans le même temps (cela peut être vécu comme un paradoxe et non une contradiction générant du conflit intérieur)
  • Ce qui peut faire boussole deviendrait « le vrai pour soi à un moment donné », ce qui suppose d’écouter – le corps, ce que ça dit dedans ; le corps, lui, il sait –

Incertitude en tant que professionnelle de la psychanalyse

  • La part de l’autre, ce qui nous échappe dans la rencontre, la place de l’Inconscient, de ce qui se joue pour l’un, pour l’autre, dans l’interaction (à quel « endroit » l’autre ou la relation avec l’autre, vient-il me chercher, à mon insu ?)
  • Bien sûr, les praticiens que nous sommes travaillons avec quelques fondements, ou repères de Posture, l’Ecoute (« attention flottante » freudienne1) de l’autre dans ce qu’il dit et plus encore ce qu’il ne dit pas, pour qu’il puisse s’entendre dire – ou s’entendre ne pas dire.
  • Le principe d’incertitude permet de : Se laisser soi-même, en tant que psychanalyste, en Entendre quelque chose, et peut-être proposer ces mots qui nous traversent et qui pourraient parler, car ces mots avant tout s’éprouvent dans cet imprévisible lien d’inconscient à inconscient.

L’incertitude dans l’exercice de la psychanalyse

L’incertitude ne saurait se vivre sans quelques fondements, ou repères, qui offrent une certaine « garantie » de pouvoir être à l’autre un temps donné, à une place donnée.

Repères de posture

  • « Recevoir », « accueillir », être à l’autre, sans attente ni préjugés ni a priori, « accueillir » sa parole, son silence, sa  vibration (ce qui émane de lui de non visible, non repérable dans l’instant) et tenir sa propre place le temps de la séance, avec la légitimité que l’on s’accorde, « prêtant » à l’autre son image, ce qu’il perçoit de soi et dont il fait un support transférentiel (moyennant le paiement de tout ce travail qui « vaut ».) Se laisser touché, sans se laisser embarquer.

Je ressens plus que jamais – en accord avec ce que pouvait en dire et en écrire Joyce Mac Dougall – l’engagement de mon corps dans le travail analytique, tout autant que l’engagement du corps de l’autre, qu’il soit assis en face à face ou sur un divan, que nous soyons statiques ou qu’il s’autorise (et je l’y invite parfois, selon) à bouger, déambuler, s’assoir par terre, passer du divan au fauteuil…) D’ailleurs, j’ai la chance de frissonner qd l’autre dit vraisemblablement quelque chose qui lui parle, indicateur pour tenter d’en entendre quelque chose ; j’éprouve physiquement le serrement de son angoisse dans ma poitrine, le vertige ou la peur qu’il évoque ressentir… Prêterais-je mon corps à l’espace/temps du travail ?

  • Au-delà d’une fatigue éventuelle qui peut se ressentir lors de longues journées, ou liée au sentiment que l’autre dit et redit en boucle de mêmes propos depuis des semaines, il suffit que quelque chose me touche chez lui à un moment imprévisible, une façon de s’assoir, un geste, une mimique, une intonation, pour que je devienne inconditionnellement présente à lui et à sa parole, ou à ce qui semble se jouer au-delà, ou en deça, de sa parole…

Puissè-je rester touchée jusqu’à la fin de mes jours par ce que vit l’autre, sans pour autant me laisser embarquer, tenant ma place en point d’appui, le rôle de « garante », dans une bienveillance exigeante, qui pourrait lui permettre d’ »explorer » en « sécurité ».

Repères des connaissances :

Les savoirs dans le Non Savoir (écouter sans savoir)

La théorie peut devenir repère dans la pratique si les connaissances/savoirs (nécessairement datés, contextualisés) sont intégrés, digérés, remaniés par l’expérience, les liens entre notions et auteurs…

  • Repère de méthode : l’écoute flottante (écouter sans savoir)

Choisir de s’embarquer avec l’autre (sans se sentir embarqué au risque de perdre pied) sans savoir où il nous emmène (ex de la narration d’un rêve, traversée d’un nuage, image proposée par Philippe Porret, psychanalyste, auteur)

  • L’expérience, quand ça parle et ça agit en direct, – d’inconscient à inconscient ? -, sans le sas réducteur de la compréhension, de l’explication, voire de l’interprétation (Mark Rothko, Rêver de ne pas être » de Stéphane Lambert, édition Arléa, 2018 : Stéphane Lambert s’adresse à Mark Rothko page 35)

Ce qui supposerait d’éprouver autant que faire se peut, libéré – y compris en expérience éphémère – de nos empêchements, de nos filtres, de nos peurs, de nos jugements… Cette peur de l’étrangeté, du vide, de l’opaque…

Me laisser traverser, m’oublier en quelque sorte tout en me sentant suffisamment ancrée au sol et ouvert aux possibles ; mettre l’égo de côté avec sa part de doute sur ma propre valeur, ma propre compétence, la légitimité de mes propos mais aussi laisser de côté le jugement qui empêche, le vouloir pour l’autre, le savoir pour l’autre, le penser pour l’autre. Ecouter pour avoir une chance d’entendre, regarder pour avoir une chance de voir, ressentir pour avoir une chance d’éprouver…

Repères d’intervention : Se laisser dire…

  • Parfois, se laisser dire quand ça parle en nous et qu’on se surprend (presque) soi-même de ces mots qui se forment et qui empruntent notre voix, (quasi) à notre insu. Ces mêmes mots qui, parfois, à ce que paraît en éprouver l’autre dans l’instant, semblent parler le vrai pour lui. L’autre reprend alors avec ses mots, parfois il pleure, ou se défend (ce n’était peut-être pas le moment d’une interprétation). Parfois, il semble se « défaire » quand il y a des mots, des images qui surgissent en lui, qui agissent en direct. Parfois encore, si l’autre entend, selon, par la puissance du mot qu’il reprend, du mot qu’il choisit, ce mot qui nomme, ou l’accueil d’une image qui lui est associé, alors, parfois, ça dénoue en lui, en fulgurance.
  • Ça me pète à la figure comme des bulles de champagne !…

La psychanalyse parle du corps, se vit en corps, parfois en corps à corps, (on est loin du mental, du cérébral ou de l’intellectuel évoqué par ceux qui n’en ont pas l’expérience)

  • S’autoriser à dire l’éprouvé dans l’instant également

J’ai envie de vous prendre dans mes bras, de bercer ce petit garçon (cette petite fille) en vous, celui qui a eu si peur, celle qui attend les miettes d’un amour qui ne s’est pas vécu…

  • Et puis, il restera toujours, forcément et bien heureusement, cette part d’incertitude dans ce qui s’est joué pour l’autre, dans ce qui a permis de dénouer (exemple de l’énurésie « dis à Mme Germain pourquoi » …). « Hein, dis le à Mme Germain pourquoi tu fais pipi au lit »… « Madame, je vous arrête, et, me tournant vers l’enfant, nous allons travailler ensemble si tu veux bien, on parlera sans doute pas trop de ce pipi au lit d’ailleurs, et en explorant tous les deux de quoi ça pourrait parler que tu n’arrives pas à dire autrement, on peut penser qu’il n’y aura plus de pipi au lit, mais ni toi ni moi ne saurons répondre à cette question du pourquoi ».
  • Cette incertitude peut se traduire en décalages entre le ressenti de l’analyste et ce que l’autre a dénoué à partir d’une proposition de sa part, (quand les mots le traversent à son insu)

Jeanne Benameur, dans « la patience des traces », évoque ce décalage entre le regret de Simon, psychanalyste, d’avoir prononcé une phrase qu’il juge « stupide » à sa patiente, sa conviction que la patiente n’est pas revenue suite à cette phrase malencontreuse (page 42) et le ressenti par la patiente, ayant éprouvé que c’est cette même phrase qui a contribué à dénouer chez elle ce qui l’empêchait, et qui a bouclé le travail psychanalytique (pages 137/138)

  • Pas d’ »explication » qui tienne dans la psychanalyse. Ouf, nous voilà sauvés de la certitude, du savoir, d’une réponse à donner, d’une position où l’on saurait pour l’autre

Il reste à l’analyste : De l’engagement du corps, des corps, de la présence à l’autre, quelques repères de posture, d’écoute, de l’accueil de ce qui surgit à son insu, de la confiance pour se laisser dire, de la confiance dans l’autre qui, seul, en sait quelque chose à l’intérieur de ce qui le concerne, dans la puissance des mots qui parlent et qui ouvrent dans d’imprévisibles pas de côté, ou vers d’improbables chemins de traverse.

Conclusion

L’exercice de la psychanalyse : un risque balisé par un cadre, quelques repères et une place centrale à l’incertitude.

N’est-ce pas l’admission de ce principe d’incertitude qui nous permet d’éprouver dans l’instant, accueillant en confiance ce qui est, ce qui se présente à nous (intuitions), ce qui est à vivre faisant la part de tout ce qui ne nous appartient pas, de tout ce sur quoi nous n’avons pas prise.

Le risque de s’exposer, d’explorer le Non savoir chez l’analyste, (ou le trop en Savoir chez le patient)

Le risque de se laisser surprendre (dans les repères d’un cadre : espace/temps et positions occupées/places de chacun dont l’analyste est garant, médiation de l’argent),

Le risque d’engager une posture ouvrant aux transfert et contre transfert, conditions du travail analytique

Le risque qu’advienne la parole qui surprend l’autre,

Le risque lié au cadeau de se surprendre soi-même par sa propre parole !…

Myriam GERMAIN

1 Attention flottante : modalité d’une écoute analytique proposée par Freud à partir de sa méthode d’interprétation des rêves ; l’attention, en libre suspens, est non dirigée, non focalisée, non filtrée, sans attentes ni volonté ni réflexion. L’association flottante de l’analyste accueille ainsi les libres associations des idées du patient. Bion estime que l’analyste doit fonctionner sans mémoire, ni désir, ni connaissance. Le paradoxe dynamique de cette écoute permet de laisser surgir, parfois en fulgurances, chez le patient – chez l’analyste qui se laisse guider par comment ça parle en lui – un détail qui devient central, un mot qui dénoue en lui-même. L’attention flottante ouvre un travail d’inconscient à inconscient.

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