Psychanalyse, au-delà de la parole… le corps

Jean-Louis Beratto, 

premier président du C.P.C.I., à l’initiative de sa création

A propos de …

Toulouse, Erès, 2019

 

Si la parole reste l’outil privilégié dans la rencontre analytique, les tableaux cliniques des états-limites ont révélé l’importance des expressions corporelles, des affects violents, des agirs immédiats.
Cet ouvrage apporte un vif éclairage sur la prise en compte indispensable des manifestations corporelles dans le travail analytique. Elles conduisent les analystes à considérer l’infra-verbal ; la métapsychologie qui soutient leurs pratiques s’en trouve ébranlée. Les théories de la technique psychanalytique ne peuvent ignorer l’importance du courant infra-verbal pour rendre compte de ce qui est opérant dans la cure.
Jacqueline Godfrind interroge les croyances qui orientent l’analyste dans sa clinique : croyance dans l’analyse, croyance dans les techniques analytiques. A partir de l’évocation d’une situation clinique où elle devient l’objet d’attaques violentes et le réceptacle d’une désespérance laminante, elle questionne les facteurs qui conduisent à la vocation de psychanalyste. Sont-ils les reliquats d’un combat primaire contre la destructivité, contre la dépressivité ? Serait-ce une fonction réparatrice qui a partie liée avec les assises narcissiques, le fantasme de toute-puissance, l’omnipotence ? Elle nomme vivance de l’analyste cette « croyance dans le possible », terreau nécessaire au processus analytique. Croyance analysée au cours de l’analyse personnelle afin d’en saisir les déterminismes. Son ancrage dans le narcissisme doit être suffisant pour résister aux forces de destructivité et constituer un noyau dur nécessaire à la permanence de l’investissement contre-transférentiel.
De quels outils fiables dispose-t-on pour réaliser une telle entreprise ? De son point de vue l’appartenance à un courant de pensées, la formation, la connaissance des références théoriques en vigueur constituent des prérequis indispensables. En référence à son parcours personnel et à sa pratique, elle montre que la prise en compte de l’archaïque est venu bousculer les croyances en imposant aux analystes de nouvelles élaborations théorico-cliniques, de nouvelles attitudes contre-transférentielles. Considérant la diversité des agirs et après un rappel des textes freudiens, elle envisage l’agieren comme la mémoire corporelle d’un mode de relation à l’autre, une « image d’action » écrit-elle. Elle souligne que la mise en actes contient une composante de force et une composante de message. Dans la rencontre analytique, les agirs de l’analysant induisent des manifestations agies de la part de l’analyste créant un « échange agi souterrain ». Ces dernières peuvent être porteuses de transformations. L’échange agi structure alors la possibilité d’un travail verbal par une mise en actes. En abordant les limites des effets du travail par la parole, elle indique les risques d’une analyse en faux-self. Réfléchir aux problématiques archaïques qui révèlent les failles de la symbolisation primaire devient primordial. Avec les états-limites, les manifestations agies entament les capacités symbolisantes de l’analyste et l’impliquent dans un « dialogue infra-verbal d’un registre désymbolisé inconscient ». Confronté à ses propres zones irreprésentées, seul le recours à ses qualités élaboratives de base le soutient dans une proposition de mise en sens ; restituant aux mots leurs fonctions symbolisantes. D’autres patients présentant un défaut de mise en forme questionnent les limites de la figurabilité. L’analyste doit ici répondre à une exigence de mise en forme pour une contention psychique de son propre psychisme. L’auteure se demande quelles fonctions peuvent avoir ces images de l’analyste sur le fonctionnement psychique du patient ? Existe-t-il une induction symbolisante ? Ces images infléchissent-elles les interventions de l’analyste ? Les formulations des interprétations découlent de la rencontre de deux psychismes. Elle relate l’évolution de la notion d’interprétation précisant qu’elle résulte d’un travail progressif articulé à un projet interprétatif. Aujourd’hui la position interprétante qui requiert une capacité de réceptivité active, s’appuie sur la considération du contre-transfert de l’analyste. Aux contacts des états-limites, le statut de l’interprétation a changé car l’analyste est confronté à des défauts de symbolisation primaires. Par sa « capacité de rêverie », il met à la disposition du patient des qualités de métabolisation psychique. La question du « comment ça passe ? » reste actuelle. Le travail de verbalisation de l’analyste permet le processus de symbolisation, les mots assurent une contenance. Peut-on parler ici d’interprétation ? Jacqueline Godfrind répond par l’affirmative à conditions que ces interventions prennent place dans le projet interprétatif. La prise de parole de l’analyste n’est pas indemne du mode de dialogue infra-verbal ; son style est infléchi par les mouvements émotionnels. L’effet de l’interprétation dépend de la sécurité de base de l’analysant et de la conscience de l’analyste de la dimension intrusive de l’interprétation. Le ton de l’interprétation est imprégné des mouvements contre-transférentiels « souterrains » ; les intonations expriment la charge émotionnelle présente. Ainsi l’impact d’une interprétation ne se réduit pas à l’énonciation du sens ; il résulte aussi du mouvement contre-transférentiel qui a généré sa formulation. Le style personnel de l’analyste est ici engagé, marqué des composantes inconscientes du contre-transfert. Mais lorsque les mots manquent, un agir de la part de l’analyste peut-il acquérir le statut d’interprétation ? Peut-on attribuer à certains actes une qualité interprétative ?
La notion de neutralité est reconsidérée, constatant que le mythe de l’analyste-miroir est mis à mal par l’importance accordée au contre-transfert. Notamment dans le travail avec les états-limites qui développent un transfert de base imprégné de la problématique narcissique. L’analyste, médiateur de l’accès au symbolique essaie dans ces circonstances de « qualifier sans réduire, reconnaitre sans imposer, lier sans enfermer », afin de soutenir le processus de symbolisation. La reconnaissance et l’élaboration de l’altérité sont incontournables pour parvenir à une position individuée. Les agirs de l’analyste pouvant figer le processus analytique, il lui est parfois nécessaire de recourir à un tiers pour « sauvegarder » sa capacité élaborative.
L’expérience clinique enseigne que chaque personnalité fonctionne sur un mode névrotique et un mode narcissique qui mobilisent le symbolique et l’archaïque. Une complexité contre-transférentielle perturbe l’activité interprétative qui intervient au niveau « le plus fondamental de la relation à l’objet ». La dynamique intersubjective mobilisée témoigne, selon l’auteure, de la rencontre entre « les noyaux caractériels narcissiques de l’analysant et de l’analyste ». La neutralité n’existe donc pas en tant qu’état mais constitue une visée indispensable à l’élaboration psychique.
En fin Jacqueline Godfrind considère l’importance, pour certains patients, de l’investissement perceptif des objets inanimés du cadre. Elle analyse une forme particulière d’utilisation du cadre, objets transitionnels pour certains, objets fétiches pour d’autres. Elle montre comment les modifications du « cadre inanimé » peuvent réveiller l’horreur d’une insécurité fondamentale. L’appropriation de ce cadre par des contacts sensoriels et perceptifs doit garantir un immobilisme, illusion indispensable à l’instauration du processus analytique. Ainsi, le cadre inanimé investi comme tiers protecteur fétichisé permet d’une part d’éviter la rencontre avec la pensée de l’analyste et d’autre part de dissimuler une part clivée. Respecter le clivage s’avère nécessaire le temps que s’établisse une confiance suffisante dans la relation analytique. Il revient à l’analyste de comprendre l’enjeu dont son « cadre » est l’objet afin d’accompagner l’analysant à se dégager d’un contrôle excessif, délivré des investissements archaïques.
Pour conclure, elle interroge le lien possible entre les manifestations corporelles, le corps libidinal théorisé par la psychanalyse et le corps parlé. Le corps a son mot à dire.
Voici un livre où une pratique clinique nourrie de nombreuses références théoriques, témoigne d’une pensée psychanalytique vivante, ouverte à la complexité de nouvelles questions.

Jean-Louis Beratto